16. Freyja
Après s’être bien reposés, les deux amis se levèrent et se dirigèrent vers le centre de l’île.
— Durant notre voyage entre les pattes du griffon, dit Amos, j’ai vu des dolmens plus loin par là.
— Comment fait-on pour parler à un dieu ? demanda Béorf, un peu inquiet.
— C’est une excellente question… Je n’en ai pas la moindre idée.
— Bon…, lança le jeune hommanimal dans un soupir, on fera comme d’habitude… On improvisera !
Après une bonne heure de marche, Amos et Béorf virent au loin la place des dolmens.
Apparurent soudainement douze femmes à la longue chevelure blonde. Leurs cheveux, très épais, étaient tressés en de longues nattes qui leur descendaient jusqu’au milieu du dos. Elles avaient la peau très blanche, les lèvres d’un rouge éclatant, et une faible lumière bleue éclairait leurs yeux. Vêtues de voiles presque transparents, elles donnaient l’impression de se déplacer en volant.
C’étaient les Brising, gardiennes du collier de Brisingamen de Freyja. Les douze femmes parlèrent d’une seule et même voix :
— Nous sommes heureuses de vous rencontrer. Nos sœurs de Ramusberget nous ont longuement parlé de vous. Amos Daragon et Béorf Bromanson, soyez les bienvenus sur l’île de Freyja.
— Merci beaucoup, répondit Amos en saluant poliment de la tête. Le voyage ne fut pas de tout repos, mais nous sommes enfin là. C’est grâce aux Brising que nous avons su que cet endroit existait et…
— Et c’est grâce aux Brising que vous aurez un entretien avec la déesse Freyja, poursuivirent les femmes à l’unisson. Peu de mortels ont eu cette chance, nous espérons que vous en avez conscience ! Nous avons préparé la déesse à votre requête. Nous devons vous dire que Freyja est entrée dans un terrible courroux lorsque nous lui avons dit que des béorites se présenteraient devant elle. Mais la déesse a suivi attentivement votre voyage pour venir jusqu’à elle et vous l’avez fortement impressionnée.
— Ouf, oui ! s’exclama Béorf. Nous avons rencontré bien des embûches !
— Et vous avez triomphé de chaque épreuve… Sans le savoir, vous avez jeté une nouvelle lumière sur le conflit qui oppose Odin et Freyja. Vous avez accompli beaucoup plus que vous ne l’imaginez. Nous ne pouvons pas vous expliquer en détail ces choses, elles relèvent du domaine des dieux. Soyez maintenant certains de l’attention et de la considération de Freyja !
Ce qu’Amos et Béorf ne surent jamais, c’est que leur voyage avait également été suivi de très près par Odin. Le grand dieu avait accusé Freyja du vol du collier de Brisingamen parce que les nains Alfrigg, Dvalin, Berling et Grer étaient venus s’en plaindre. En vérité, ces quatre extraordinaires joailliers avaient donné de leur plein gré le magnifique collier à Freyja, avec toute leur admiration. Ils l’avaient créé expressément pour elle, voulant que la déesse soit encore plus belle et plus resplendissante que le soleil lui-même. C’était Loki qui, déguisé successivement en chacun des nains, était venu raconter à Odin que Freyja s’était effrontément emparée du collier en les trompant. Il voulait ainsi semer la discorde entre les dieux pour profiter d’une éventuelle dispute. Son plan avait fonctionné à merveille !
Odin avait alors sévèrement sermonné la déesse en lui ordonnant de remettre le collier à ses propriétaires. Freyja avait cru qu’Odin était jaloux de sa beauté et qu’il voulait, en fait, donner le bijou à une autre déesse. Des années de guerre avaient suivi et la malédiction de Freyja était tombée sur le peuple des hommes-ours.
En suivant le voyage des béorites, Odin s’était bien vite aperçu que Loki s’interposait dans leur quête. Intrigué, le grand dieu avait fait des recherches et découvert toute la vérité, Loki tramait un renversement à Asgard, et le grand dieu serait le premier à en faire les frais. Odin s’était fait avoir par la ruse et l’habileté de Loki. Maintenant, tout était clair !
— Et comment devons-nous parler à Freyja ? demanda Amos aux Brising.
— C’est elle qui vous parlera lorsqu’elle sera prête, répondirent les femmes. Personne ne commande aux dieux, ce sont eux qui décident du jour et de l’heure de leur visite. Mettez-vous là-bas, au centre des dolmens, et attendez…
— C’est tout ce que nous avons à faire ? lança Béorf, assez content de prendre un peu de repos.
— Oui. Il vous suffira d’être patient. Bonne chance…
Amos et Béorf avancèrent en contournant les immenses monuments mégalithiques et se placèrent en plein centre du sanctuaire.
À ce moment, Amos sentit une violente décharge électrique qui le propulsa au sol. Une autre suivit, puis une troisième ! Les Brising hurlèrent à l’intention de Béorf :
— Enlève-le ! Porte-le loin des monolithes ! La déesse ne veut pas le voir… Il n’est pas le bienvenu !
Béorf saisit Amos et s’exécuta promptement. Il demanda ensuite aux Brising :
— Mais pourquoi ne veut-elle pas d’Amos ? Il n’est pas méchant et c’est grâce à lui que nous sommes arrivés à cette île !
— Parce qu’il est porteur de masques, déclarèrent les femmes. Il n’est pas du côté du bien ni du côté du mal, il se situe entre les deux. Les dieux ne supportent pas qu’un mortel ne choisisse pas leur côté. Amos a été sélectionné parmi des milliers d’hommes et de créatures terrestres pour rétablir l’équilibre du monde. Freyja n’aime pas les gens qui sont là pour lui faire la morale.
— Vous auriez pu le dire avant ! s’écria Béorf, mécontent. Il aurait pu mourir !
— Nous aurions pu le dire, mais la déesse nous a donné l’ordre de nous taire. Elle avait envie de châtier le porteur de masques. Un caprice !
Amos ouvrit les yeux, secoua la tête et lança à son ami :
— Wow ! Ai-je rêvé ou j’ai vraiment été foudroyé à trois reprises ?
— Tu as failli griller comme un poulet ! répondit Béorf. Désolé, mais on vient de m’informer que la déesse ne t’aime pas beaucoup. Je te conseille de rester là, bien tranquille, et de ne pas bouger.
— Judicieux conseil, Béorf, conclut Amos en ricanant. Je ne bouge pas, sois-en certain !
Le gros garçon retourna au centre du cercle des monolithes et attendit. Amos, assis dans l’herbe un peu plus loin, eut soudainement une forte intuition. Il eut la certitude qu’il devait absolument ramener le dragon à Upsgran. Cette pensée embrouilla son esprit pendant plusieurs minutes, puis elle s’évapora. Pourquoi avait-il songé à cela ? Le garçon n’en avait aucune idée. Quelque chose de plus fort que lui l’avait submergé et complètement envahi. C’était en vérité vraiment stupide de vouloir s’encombrer du dragon !
Premièrement, la bête était maintenant dans une grotte inaccessible, située au cœur même de la falaise.
Deuxièmement, elle était presque morte et donc très peu dangereuse. Si, par chance, la bête de feu guérissait de ses blessures, l’île aurait un nouveau gardien encore plus dangereux et féroce que le griffon. La déesse Freyja en serait sûrement ravie !
Troisièmement, Amos avait cru bien faire en rapportant l’œuf de dragon de Ramusberget, mais il se l’était fait reprocher par Sartigan. Pas question de lui ramener maintenant une bête vivante et bien en chair.
L’impression qu’il devait ramener le dragon vint régulièrement hanter Amos.
Béorf attendait patiemment que la déesse soit prête à lui parler. Il resta debout, au centre du cercle de monolithe, jusqu’à la tombée de la nuit. Lorsque la lune et les étoiles se montrèrent le nez, il décida de se coucher par terre. Le béorite était exaspéré. Il détestait rester au même endroit à se tourner les pouces.
« Au moins, si je dors, le temps va passer plus vite ! » se dit-il en s’étirant de tout son long.
Sur le dos, Béorf regarda les étoiles et les constellations. Pour s’amuser, il essaya de relier chaque point lumineux avec une ligne imaginaire pour former des images. Le gros garçon se dessina ainsi un chariot, une épée et il réussit presque à voir un visage humain. Ce profil était celui d’une femme au nez légèrement pointu. Brusquement, Béorf eut l’impression que les étoiles avaient changé de position ! Il se frotta les yeux et vit que le profil de son dessin se trouvait maintenant de face. Il s’agissait vraiment du visage d’une très belle femme, uniquement composé d’étoiles et de lumière cosmique. Elle portait un casque de guerre orné de courtes cornes. Ses cheveux brillaient de mille feux et se perdaient derrière elle dans les profondeurs de la nuit. Elle chuchota :
— Je suis Freyja, jeune béorite. Tu as fait tout ce chemin pour venir me parler, alors parle, je t’écoute. J’ai été longue à t’apparaître et tu m’en excuseras… Je désirais être belle pour notre première rencontre.
Béorf se pinça. Non, il ne rêvait pas ! Il fallait dire quelque chose… tout de suite ! La gorge serrée et les mains moites, il balbutia :
— Non… non, je suis… ça va !
— Ça va quoi ? Qu’est-ce qui va ? demanda la déesse. En général, les humains qui s’adressent à moi sont davantage préparés.
— Je le suis… Je veux dire : préparé… pas humain ! Je ne suis pas humain, je suis un béorite… Mais vous le saviez déjà, non ? Oui… c’est évident ! Je suis ici à cause de la… Ce que je viens vous demander, c’est d’arrêter votre petit jeu… NON ! Pas votre jeu… mais votre malédiction parce que… parce que… parce que ce n’est pas bien !
La déesse éclata d’un rire cristallin et doux.
— Odin vous a donné le courage et la force, l’ardeur au combat et la fidélité du cœur, mais il ne vous a pas gâté pour l’élocution et la communication !
— Non… En réalité… nous, les béorites, nous parlons bien, mais pas très souvent avec des dieux, alors… c’est… comment dire ?… un peu plus… euh… ouf, vous avez raison, nous sommes lamentables pour communiquer. En tout cas… sous pression !
— Tu es mignon, Béorf Bromanson, le complimenta Freyja, et ta démarche me touche. Tu as risqué ta vie pour venir plaider en faveur de ta race. Ton voyage a changé beaucoup de choses. Odin est venu s’excuser et il a demandé ma main. J’ai accepté…
— WOW ! s’exclama Béorf. C’est vraiment génial !
— Oui… vraiment génial ! répéta la déesse en riant. Tu sais ce que cela signifie ?
— Cela veut dire qu’il va y avoir une grande cérémonie à Asgard, dans le domaine des dieux. Ces célébrations vont provoquer des centaines d’aurores boréales et des pluies d’étoiles filantes.
— Entre autres, continua la déesse. Cela veut aussi dire que les béorites, création d’Odin, ont maintenant une place privilégiée dans mon cœur. J’ai déjà levé ma malédiction. Ta race est maintenant libre de se reproduire et de prospérer sur la Terre.
— Merci beaucoup. Vous êtes vraiment charmante. Je suis content que ce voyage ait servi à quelque chose.
— Ton voyage a eu du bon, confirma Freyja. Par contre, je ne te laisserai pas partir ainsi.
— Ah non ? s’étonna le gros garçon. Qu’ai-je fait pour mériter votre courroux ?
— Mon courroux ! Mais non, je ne suis pas en colère. Je veux faire quelque chose pour toi. Il arrive que les dieux, particulièrement contents d’un de leurs fidèles, lui accordent une grâce que les humains appellent un miracle.
— Vous allez faire un miracle pour moi ? demanda Béorf, bouche bée.
— Oui. C’est grâce à toi que mon conflit avec Odin s’est terminé, grâce à toi que le grand dieu a découvert le complot qui se tramait dans son dos, grâce à toi que je vais bientôt me marier et encore grâce à toi que je vais pouvoir porter le collier de Brisingamen au grand jour, sans honte et sans amertume.
— C’est aussi beaucoup grâce à Amos Daragon… précisa le gros garçon.
— Oui, tu as raison, mais tu auras compris que je ne veux pas parler de lui. Si je compte bien, cela fait quatre bonnes actions. Celles-ci te seront rendues, jeune et vaillant béorite. Je t’offre Heindall, un grand bouclier magique qui saura te protéger de tes ennemis. Également, tu recevras Mjollnir, une copie du marteau magique de Thor. Tu pourras lancer cette arme contre ceux qui te menacent et toujours elle te reviendra dans les mains.
— OUF !… fit Béorf. Je rêve !
— Attends, je n’ai pas terminé ! Je te suis si reconnaissante que je t’offre aussi le voyage de retour sur Skidbladnir, le drakkar des dieux. De cette façon, tes amis et toi retournerez à Upsgran sans encombre. Cela vous évitera d’éventuels problèmes de la part de Loki. Nous l’avons à l’œil, mais on ne sait jamais…
— Merci pour tout, vraiment…
— Laisse-moi terminer avant de me remercier. Maintenant, le miracle ! Te souviens-tu avoir récemment vu une étoile filante traverser le ciel ?
— Oui. J’étais sur le bateau des Kelpies avec Amos et il m’a dit de faire un vœu.
— Qu’as-tu souhaité ?
— J’ai souhaité revoir Médousa ! s’écria Béorf, les yeux ronds et le cœur battant.
— Eh bien, c’est ma dernière grâce…, conclut Freyja. Tu reverras ton amie en chair et en os. Sois digne des cadeaux que je t’offre et prie pour mon bonheur avec Odin. Nous aurons, lui comme moi, un œil sur toi… Réveille-toi maintenant !
Béorf ouvrit les yeux dans le soleil du matin.
— AH NON ! hurla-t-il C’était un rêve !
Dans un mouvement brusque de découragement, la main du béorite glissa sur une arme qui était posée à côté de lui. Béorf tourna la tête et vit un superbe marteau de guerre. Il était long d’une soixantaine de centimètres et une figure d’aigle à deux têtes ornait sa partie supérieure. Son manche de chêne était lui aussi finement sculpté de symboles runiques.
Béorf se retourna et aperçut le bouclier qui brillait dans le soleil. Il était ficelé d’or et arborait l’image d’un ours rugissant. Le garçon se pinça encore une fois. Il ne savait plus s’il était véritablement réveillé.
C’est lorsqu’il s’assit que Béorf eut sa plus grande surprise. À ses pieds, un corps enveloppé d’une grande cape bougeait lentement. Non, il ne rêvait pas, c’était bien Médousa !